Pendant longtemps, voir Schizophrenia c’était l’obligation de ressortir le magnétoscope du placard et se farcir une copie dégueulasse doublée en français de la VHS culte éditée par Carrere Vidéo. Relégué au niveau d’un porno, le lot de tant de grands films subversifs. C’était donc, pour beaucoup, passer à côté de ce qui reste comme l’un des plus grands films jamais réalisés à propos d’un tueur psychopathe. Et si le film a acquis par la suite un statut de culte dans le milieu plus ou moins underground, l’échec à la sortie fut tel1 que Gerald Kargl ne réalisa plus jamais de long métrage, se contentant d’une carrière prospère dans la publicité et produisant de nombreux documentaires. Aujourd’hui le film renaît miraculeusement de ses cendres. C’est l’occasion de se pencher sur un film unique et éprouvant, tellement puissant et novateur qu’il marqua durablement quelques réalisateurs devenus les porte-paroles de ce cinéma qui dérange.Que ce soit Benny’s Video ou Funny Games de Michael Haneke, Seul contre tous ou Irréversible de Gaspar Noé, ces films essentiels n’existeraient peut-être pas s’il n’y avait pas eu Schizophrenia, véritable film matriciel et expérience cinématographique extrême.
Dans le montage voulu à l’origine par le réalisateur, sans le prologue réclamé plus tard par un distributeur étranger, le film s’ouvre sur un plan de grue vertigineux passant d’un plan large sur une ville autrichienne tout ce qu’il y a de plus normale, avec le soleil et les bruits de la nature, à la fenêtre d’une prison. Cette descente aux enfers symbolique s’ouvre d’ailleurs sur le seul instant d’accalmie du film, car dès le second plan on entre dans la tête du tueur pour n’en sortir qu’au moment du générique de fin. Tout le principe de Schizophrenia est là : proposer une immersion totale dans l’univers mental d’un psychopathe, étudier son fonctionnement, l’observer au plus près dans ses actes les plus atroces, et essayer de comprendre. Gerald Kargl se garde bien de poser quelque jugement sur cet homme, l’intérêt n’est vraiment pas là. Il est clairement dans l’expérience et dans le savoir-faire mis en œuvre pour qu’elle soit la plus intense possible. Si les dialogues entre les personnages sont minimalistes, Schizophrenia est pourtant un film très bavard. En effet tout le film, à partir du moment où le psychopathe entre dans le cadre, est construit sur son propre dialogue intérieur. Et immédiatement, les mots qui remplissent son esprit évoquent la nécessité de tuer à nouveau, comme si tout son être n’était en mouvement que pour accomplir ce noir dessein. Gerald Kargl n’épargne rien au spectateur et construit méthodiquement le portrait d’un monstre sous forme de psychanalyse. Ses souvenirs, ses hésitations, ses fantasmes, rien ne nous est épargné et toute la première partie du film, si elle ne montre aucune violence physique à l’écran, s’avère déjà très éprouvante par son réalisme. Non pas un réalisme à l’image, mais une recherche du réel dans le mode de fonctionnement d’un tueur psychopathe, et la précision de la démonstration fait froid dans le dos. Portrait glaçant auquel s’ajoute inconsciemment le décor de l’Autriche qui fut un demi-siècle plus tôt le berceau du mal en Europe. La construction du film est imparable, comme s’il était à la fois l’écarteur de paupières, le liquide lacrymal et l’écran de diffusion d’Orange mécanique, il est impossible de détourner le regard alors que Gerald Kargl cherche à provoquer le malaise et la souffrance chez le spectateur. Et cette sensation va aller crescendo dans la seconde partie qui devient un véritable film de home invasion avec les actes sordides qui vont avec. Après avoir accompagné les pensées du tueur dans la mise en place de son plan, dans son fantasme de tuer et dans sa véritable excitation physique à imaginer ce qu’il allait faire, on assiste impuissants à son passage à l’acte.
Éprouvante, la seconde partie l’est tout autant par la violence frontale de ses meurtres que par leur traitement. En effet, en réponse à l’effet de vitesse du cinéma américain dans lequel un coup peut entraîner la mort, Schizophrenia montre l’agonie lente et douloureuse. Un coup de couteau ne provoque pas une mort immédiate, un étranglement dure longtemps, et Gerald Kargl tient à capter cette vérité pour la faire subir au spectateur. La sensation de malaise est telle face à une lente agonie qu’on en vient à vouloir la mort des victimes, rapide de préférence. Ce traitement des temporalités, de l’ellipse énorme au temps réel, pousse encore un peu l’immersion dans la tête du tueur qui ne possède plus ces notions de temps et d’espace, évoluant seulement à l’instinct. Gerald Kargl et son génial chef opérateur Zbigniew Rybczynski jouent d’ailleurs en permanence sur la perception de l’espace du spectateur, illustrant la folie notamment par des erreurs volontaires de montage2. Et si l’impact global du film est si fort, c’est autant par la qualité d’interprétation de son acteur principal (Erwin Leder, un des acteurs importants du Bateau de Wolfgang Petersen), celle de la voix mentale assurée par Robert Hunger-Bühler, par la composition étrange et hypnotisante de Klaus Schulze, membre de Tangerine Dream à la fin des années 60, que par la pure mise en scène. Car Schizophrenia est un morceau de mise en scène qui continue d’impressionner 30 ans plus tard tant il constitue un véritable sommet. De l’utilisation massive de grues gigantesques à celle, tout aussi conséquente de la snorricam3, et le passage de l’une à l’autre étant toujours d’une fluidité exemplaire, on assiste à un véritable tour de force cinématographique mais qui n’a rien d’une démonstration gratuite ou de la coquetterie stérile. Par ce procédé, en suivant le tueur qui ne sort jamais du cadre comme dans un vieux beat’em all pour ensuite aller scruter son visage et son esprit au plus près, on entre et on sort de sa tête comme lui le fait également. La sensation est évidemment très dérangeante car le film nous pose face à notre propre phobie du genre humain qui se retrouve incarné dans ce monstre ordinaire qui bouffe littéralement l’écran. Certaines scènes sont proprement insoutenables, mais le film est tellement brillant, dans son approche (se focaliser exclusivement sur le tueur et non les victimes) comme dans son exécution, magistrale, qu’il constitue un véritable sommet et mérite de bénéficier d’une large diffusion. Schizophrenia est un des ces quelques films qu’on n’oublie pas, et qui redéfinissent le regard du spectateur sur l’horreur au cinéma.
Blu-ray sorti le 4 juillet 2012
Édité par Carlotta Films
Pour un film qu’on a toujours connu dans une copie dégueulasse, Carlotta met le paquet avec une image impressionnante. On pourra toujours faire la fine bouche devant le bruit numérique mais on tient là une édition magnifique qui permet de (re)découvrir ce film dans des conditions idéales.
De même côté son la restauration ne fait pas de miracle mais la version mono DTS-HD du film, que ce soit en VO ou en VF, est la plus efficace à ce jour.
La grosse surprise vient des suppléments avec un disque rempli à ras la gueule. En plus du fameux prologue et des bandes annonces, on trouve un entretien de 25 minutes très technique avec Gaspar Noé qui revient sur ce qui l’a fortement influencé dans Schizophrenia, un autre avec l’acteur principal du film et un expert en psychiatrie sur l’influence de la violence dans notre société, un autre avec le réalisateur Gerald Kargl interviewé par un autre réalisateur “culte”, Jörg Buttgereit, et enfin un entretien avec le chef opérateur Zbigniew Rybczynski, passionnant sur les techniques utilisées sur le tournage.
Inutile de préciser que c’est l’achat obligatoire du mois de juillet.
- suite aux nombreuses interdictions et/restrictions
- artifice que reprendra Martin Scorsese pour simuler la schizophrénie dans Shutter Island
- Appareillage d’une caméra où celle-ci est fixée directement face à l’acteur. En marchant, il ne paraît donc pas se mouvoir alors que son environnement bouge fortement.