Le nom de Michael Haneke fait toujours frémir. Le cinéaste autrichien, passionné par la représentation de la violence, s’est toujours fait écho d’un certain cinéma dans lequel la rigueur signifiait l’horreur, dans lequel le hors champ contenait une puissance trop énorme pour le cadre. Après son film terminal sur le sujet, Le Ruban blanc qui en atteignait les origines, il passe à complètement autre chose avec Amour et son titre si énigmatique dans l’œuvre du Monsieur. Michael Haneke signe bien un film de Michael Haneke, il ne suffit que de quelques secondes pour retrouver sa signature, mais le film marque une rupture. S’il se nomme Amour, il parait clair que chez le cinéaste l’amour et la mort forment un tout inséparable, deux phases d’une même idée, d’un même fait, deux visions, l’une positive et l’autre négative, de la même chose. Comment filmer l’amour quand on a passé la majeure partie de sa carrière à filmer la violence sans jamais vraiment la filmer ? Tout simplement en le captant dans ce qu’il peut avoir de plus beau et de plus brutal à la fois, l’amour d’une fin de vie, l’amour au désespoir, l’amour plus fort que la morale.
La mort est là, présente persistante, dès la première séquence qui fait du film un long flashback. Brutale, l’introduction capte que la faucheuse rôde dans cet appartement, qu’elle y a accompli son œuvre funeste et que ce n’est pas très beau à voir. Même si ça l’est un peu, forcément devant la caméra d’Haneke. Amour c’est du cinéma et ça n’en est peut-être pas, c’est une ouverture face à un public qui aboutit sur un couple fantomatique qui quitte un appartement. Entre les deux, c’est un huis clos magistral construit autour d’un couple en fin de vie, c’est un exercice de mise en scène qui écrase tout sur son passage tant il provient d’un réalisateur en pleine possession de ses moyens, sur de son talent. En s’appuyant sur des ellipses importantes et toujours très justes dans ce qu’elles apportent à la progression dramatique, celle d’une déchéance totale du mental et du physique, Amour tisse un récit coincé dans une bulle qui capte la déliquescence de l’âme sœur, peut-être la plus grande tragédie à vivre dans une vie. Et même si le film trouve une résonance particulièrement importante dans chaque spectateur qui aura vu un proche s’évaporer ainsi, physiquement et mentalement, touchant ainsi directement au cœur, la mécanique est tellement précise, tellement naturelle, tellement implacable, qu’il efface son aspect de film montrant “ce qu’il est inutile d’être montré”. Simplement car il est utile de montrer cela, si c’est fait de cette façon. Haneke filme la déchéance de l’humain, filme la vieillesse dans ce qu’elle a de plus laid et de plus beau à la fois, il filme la vie. Il ne refuse ainsi rien, ose montrer l’incontinence ou la douche d’une personne immobilisée, place sa caméra là où personne d’autre ne peut la placer, et avec la pudeur qui est la sienne, que certains n’oublieront pas de qualifier de voyeurisme crade, il accouche d’un film bouleversant dans ce qu’il montre et encore une fois dans ce qu’il ne montre pas. Le hors champ se trouve ici dans les ellipses, qui marquent à chaque fois une étape supplémentaire dans la disparition programmée du couple tout entier. Et c’est tellement triste que de voir cet homme et cette femme, dont la simple présence de l’un par rapport à l’autre semble tout soigner, se détruire par amour, en luttant ensemble contre le drame.
Avec ses plans séquences incroyables, la construction de ses cadres qui se posent en contrepoint de la grammaire classique jusque dans la façon de filmer des dialogues, Michael Haneke signe un film visuellement très fort, mis en scène magistralement. Sa science du plan fixe qui semble tout d’un coup fourmiller de détails, son goût pour le fantastique bizarre le temps de deux apparitions d’un pigeon ou es scènes de rêve tétanisantes, la photographie absolument sublime de Darius Khondji qui signe peut-être une de ses plus belles, sa direction d’acteurs… tout est là pour faire d’Amour un des plus grands films de Michael Haneke qui aborde la mort frontalement, la sienne, à la manière de Clint Eastwood depuis quelques années, à travers celle d’une icône de cinéma. Clairement très personnel, même si universel dans tout ce qu’il contient, Amour allie rigueur et sobriété pour mieux développer la puissance de son propos : jusqu’où aller par amour. Qu’est-ce que l’amour ? Où se situe-t-il chez les personnes âgées ? Vers quoi nous pousse la passion ? Comment accepter l’inacceptable ? A toutes ces questions Michael Haneke répond par l’illustration stricte d’un quotidien qui se transforme en enfer fait de lits médicalisés, de boites de médicaments et de paquets de couches pour adultes. Un enfer total pour la cellule familiale et une tragédie absolue. Le plus touchant dans ce genre de situation est de voir une incarnation de la sagesse retomber petit à petit dans la petite enfance, donnant tout leur sens à ces moments de lucidité de plus en plus rares. C’est la vie que film Haneke, fièrement caché derrière un couple de comédiens qui ont accepté le challenge avec courage et sont tout simplement incroyables à l’écran. Jean-Louis Trintignant et Emmanuelle Riva, symboles même du cinéma, s’élèvent littéralement dans Amour. Filmés au fond des yeux, au plus près des blessures de leur âme et de leur chair, tandis que la fille, symboliquement interprétée par Isabelle Huppert (la “fille” de Michael Haneke quelque part) reste le point d’ancrage du spectateur qui sort de cette merveille comme d’une rencontre brutale avec un rouleau-compresseur. Amour est un film d’une puissance émotionnelle qui n’a que peu de concurrence, sans pour autant appuyer sur les curseurs du pathos facile. Et l’acte monstrueux , ou qui peut être considéré comme tel, qui scelle le récit, est une des plus belles déclarations d’amour que le cinéma ait pu donner. C’est magnifique.
Suivez la team de blogueurs au Festival de Cannes sur le Blog Live Orange